tes tics, tes manies. (1) D'abord, l'Amérique c'était pas le pays qui était censé voir grandir Arto. C'est comme ça que ça s'est passé pourtant, peut-être parce que Maman elle aimait un garçon des States et qu'ils ont voulu rester là-bas tous les deux. Ils ont pas demandé l’avis d’Arto mais y a quand même eu un désir de voir l'heureuse naissance dans le pays d'origine de la génitrice, faut croire, puisque c'est ce qu'il est marqué plus haut. (2) Un peu sauvegardé des terres urbaines dans le Kansas encore verdoyant de l’époque, Arto il a évolué dans les espaces verts, grandes étendues fertiles et dorées par la couleur du blé. Il aimait ça ; la nature, ça le faisait vivre. Réellement. À temps-là, il apprenait à s’occuper des animaux de la ferme, à tremper ses bottes dans la fange quand il drachait et à pousser les poids lourds comme Papa déjà. Arto, quand il était jeune comme ça, on le prédisait Homme à vaches. Et c’était pas si faux. (3) Ce qui l’a fait changer de paysage, c’est la raison commune de bon nombre de jeunes en période de transition : le désir de voir au-delà. La recrudescence de la ville, la demande qui y est plus présente, les horizons qui s’y multiplient, le début de la route pour la vie. Et puis, voir autre chose que la ferme de Papa et Maman. (4) Alors oui, il s’est lancé à l’aveuglette et en plus avec les idées préconçues des idéalistes de son âge ; mais pour Arto, ça s’est pas si mal passé. Un peu comme Clark Kent quand il a débarqué en métropole, y a eu du temps d’adaptation, du manque de reconnaissance, des supérieurs connards, des boulots ridicules pour arrondir les fins de mois, un ventre qu’il a fallu entraîner aux conserves quotidiennes… Mais pour tout ça, Arto, il savait. Il l’avait lu des années auparavant, dans les yeux de son père. (5) Bien sûr, Arto est le diminutif du prénom Arthur, qui est lui-même la signification du mot «Ours». Et ça correspond pas si mal au bonhomme, quand on voit ce caractère d’homme fier, cette force tranquille de la nature au sourcil autoritaire. (6) Ses goûts pour la musique ressemblent à ceux qu’on pouvait entendre germer des radios à l’intérieur des voitures arpentant les routes américaines au temps des sixties. Et puis ce qui danse autour : le son qui crache, le vinyle qui plante et se raye, la platine qui déconne et qu’il faut régler manuellement avec soin. Quelque part, Arto, il aurait pu être fabriquant de son. (7) En parlant de ça, cette passion pour la ferraille aurait pu provenir de Papa, mais non : lorsqu’il ne s’agissait pas de bosser dans les champs verdoyants, Arto, il regardait les routes au loin. Et il tendait l’oreille pour écouter les moteurs, bêtes dangereuses, qui traversaient, et qui poussaient leurs hurlements terribles sur le macadam brûlant. C’était une autre mélodie qu’Arto avait su apprécier. Apprécier, au point d’en délaisser le travail de Papa et se faire engueuler le soir. (8) C’est seulement lorsque la panne d’un motard survint sur le bas-côté du chemin menant jusqu’à la maison, qu’Arto découvrit pour de bon l’odeur de l’huile. Le conducteur, cavalier des tempêtes, avait passé une bonne heure à échanger avec le rejeton, avant que la dépanneuse ne débarque. Une heure seulement, mais qui avait suffit à inculquer un puissant désir de liberté à un gamin admirateur. (9) Les jours qui suivirent cette journée, Arto revenait à la maison et, quand l’heure du souper venait, c’était devenu lui qui animait les conversations à table, installant alors peu à peu sa passion pour l’acier et la rouille ; pour la vitesse et la route. (10) Il a vingt-six ans quand il rencontre pour la première fois Rose. Rose, c’était une fille qui, pour Arto, allait devenir femme. Elle portait un bébé dans le creux de ses bras au moment où le mécanicien en devenir arriva à sa suite pour une offre d’emploi. Le bébé s’appelait Baya. Elle était à sa maman et… rien qu’à sa maman. La présence qui aurait dû être le père avait abandonné la partie, bien avant. Sentant la crise émaner de son côté comme du sien, Arto proposa une «union» temporaire pour leur permettre de, peut-être, décrocher un boulot plus stable qu’il n’aurait pu en obtenir seul. Un bébé, qu’ils s’étaient dis tous les deux, leur aurait donné une impression de sincère volonté d’avancer, par rapport à une mère seule aux allures de fille irresponsable. (11) L’alliance aurait pu s’achever là mais il n’en fut rien. Le couple comédien se rapprocha, jusqu’à devenir trio, avec un bébé qui pouvait enfin appeler quelqu’un Papa. (12) L’histoire dura cinq ans. Arto, incapable de se stabiliser à un même point géographique pour s’occuper de la veuve et l’orphelin, au sens propre, se voyait peu à peu éloigné du couple d’origine qui n’arrivait plus à faire confiance à un homme trop peu présent. Trop ressemblant au précédent. (13) Aujourd’hui et depuis deux ans, Oro Valley lui permet d’effectuer pleinement sa fonction de mécanicien, et ça rend Arto très bien. Il retape et refourgue les engins blessés au combat, s’occupe de rehausser la selle de ces chevaux de métal comme on n’en fait plus. Arto, il cesse un peu de bouger à droite à gauche pour ancrer ses pieds dans le sol citadin. Pas que ça lui déplaise ; il voit des machines débarquer de tout horizons, du continent comme de l’autre côté de la flaque. Et contempler les créatures qui se succèdent au garage, c’est une autre manière pour lui de voyager. (14) Arto il aime bien les bêtes. Les vraies. Celles faites de chair et de sang et qu’on peut caresser sans sentir le froid vibrant de l’acier. Les chiens, plus particulièrement, on sait qu’il en a un. Une, en fait, et qu’elle répond parfois au nom de Shiska. C’est une croisée Border Collie et Montagne des Pyrénées ; huitième merveilles selon certains dires. (15) Même s’il ne s’intéressait pas trop aux corvées du domaine familial, il aimait quand même les sorties en forêt, les longues randonnées du silence au cœur de la montagne et les bonnes parties de pêche qui durent. Bref, tout ce qui peut se faire seul et sans personne pour l’emmerder. Ça par contre, c’est un trait qu’il tient de son paternel. Et puis aussi peut-être, une façon de rappeler que son prénom n’est pas seulement là pour le coincer au bout d’une ruelle.