tes tics, tes manies. ✎ un. Quand tu te souviens de la maison où tu as grandi, il y a une pièce en particulier qui te reviens en mémoire. La bibliothèque. C’était sans aucun doute ta pièce préférée, l’endroit où tu te réfugiais lorsque tu voulais échapper aux disputes permanentes de tes parents. Là-bas, plongé dans les aventures de héros d’encre et de papier, tu oubliais la réalité. Tu n’étais plus Christopher MacGowan, fils de deux professeurs d’université, résidant à Salem dans l’Oregon, mais Tom Sawyer, orphelin élevé par sa tante sur les berges du Mississipi, ou d’Artagnan, aspirant mousquetaire dans le Paris du 17e siècle. Jusqu’à ce qu’on vienne t’arracher à ton livre pour te ramener de force à la réalité. Si tu avais pu, tu aurais passé tout ton temps libre dans cette bibliothèque. ✎ 02. Tu n’as jamais compris pourquoi tes parents ne divorçaient pas. Ils s’insultaient, puis se réconciliaient pour s’engueuler à nouveau le lendemain. Tout cela n’avait aucun sens pour l’enfant que tu étais, pas plus pour l’adulte que tu es devenu. Pour ce que tu en sais, ils sont peut-être toujours ensemble. Tu ne peux pas vraiment en être certain, puisque tu n’as plus de contacts avec eux depuis des années. ✎ 03. A l’école, tu étais un élève moyen. T’as jamais été particulièrement travailleur, au contraire. Si tu n’as jamais redoublé, c’est uniquement grâce à ton goût pour la lecture et ta bonne mémoire. En fait, c’est peut-être cette facilité naturelle qui t’as rendu si flemmard. Pourquoi faire des efforts lorsque ce n’était pas nécessaire ? Tu préférais jouer au pendu avec ton voisin de classe ou faire des avions en papier, c’était plus marrant que d’écouter ce que les profs racontaient. ✎ 04. Après le lycée, tu as décidé de ne pas faire d’études. Ça ne te paraissait pas indispensable. Tu avais déjà trouvé ta vocation d’écrivain, et t’étais persuadé qu’il te suffirait de commencer à écrire, que le reste viendrais tout seul. Tes parents ne partageaient pas cet avis, mais ça faisait belle lurette que tu avais cessé de les écouter. Peut-être que t’aurais dû, pour une fois. ✎ 05. A vingt-et-un ans, t’avais toujours pas publié ton premier bouquin, et pour ne rien arranger, t’étais complètement fauché. Tu bossais à mi-temps comme vendeur dans une supérette pour payer ton loyer et tes clopes. C’est comme ça que tu l’as rencontrée. Emma, elle s’appelait. Elle était pas très grande, avait un an de moins que toi, des longs cheveux blonds et un regard un peu perdu, un peu rêveur. C’est peut-être ça qui t’as plu chez elle, cet air un peu naïf, un peu enfantin. Pourtant, naïve, elle l’était pas tant que ça. Parfois, elle te surprenait par sa maturité. Mais la plupart du temps, elle se comportait comme une gamine, capricieuse et insouciante. ✎ 06. Quelques mois plus tard, t’as pris ton courage à deux mains et tu l’as demandée en mariage. Elle a dit oui. T’avais jamais été aussi heureux. Vous aviez prévu de vous marier quelques années plus tard, quand elle aurait fini ses études et que tes livres se vendraient partout dans le monde. Après tout, vous aviez toute la vie devant vous, ou du moins c’est ce que tu t’imaginais. Pas de chance pour toi, le destin en avait décidé autrement. ✎ 07. Leucémie aiguë myéloblastique, c’était le nom de la saloperie qui venait de raccourcir son espérance de vie à un an tout au plus. Tu avais du mal à y croire, pourtant le diagnostic était là pour te le prouver. Emma, elle, n’avait pas l’air surprise. Tu aurais même juré qu’elle était résignée. Elle t’a expliqué qu’elle souffrait d’anémie de Fanconi, une maladie génétique rare dont l’une des caractéristiques était d’augmenter significativement le risque de cancer et de leucémie. Autant dire que tu tombais des nues. ✎ 08. Quand ça t’es tombé sur la gueule, t’as failli tout lâcher. Te barrer sans avertissement, la laisser affronter seule les quelques mois qui lui restaient à vivre si le traitement s’avérait inefficace. Mais tu l’as pas fait. T’es resté et t’aurais presque pu en tirer une certaine fierté si t’avais pas été aussi occupé à t’inquiéter pour elle. Toi qui n’avais jamais été très pieux, t’as beaucoup prié pendant ces quelques mois. Au début, tu priais pour qu’elle s’en sorte. A la fin, tu priais juste pour que ça se termine, histoire qu’elle n’aie plus à souffrir. Que tu n’aies plus à souffrir. C’est sans doute à ce moment-là que tu as définitivement arrêté de croire en Dieu. ✎ 09. Après ça, tu avais besoin d’air, de changement. T’as jeté ton dévolu sur une ville d’Arizona. Tu t’es dit que c’était le genre de ville qui aurait plu à Emma. Elle disait souvent qu’elle voulait habiter dans le sud, là où les hivers étaient doux et la pluie peu fréquente. Et puis tu ne voulais pas d’une trop grande ville. C’est comma ça que t’as débarqué à Oro Valley. T’avais à peine vingt-trois ans, toujours pas de métier stable, et maintenant, en plus de ça, t’étais veuf. Pas très glorieux, comme tableau. ✎ 10. Pour oublier un peu tous tes problèmes, t’as rien trouvé de mieux que de sombrer dans l’alcool. Sans doute la période la plus sombre de ta vie, mais t’as fini par t’en sortir tant bien que mal. T’étais encore trop jeune pour foutre ta vie en l’air de façon irréparable, et puis t’avais pas oublié ton rêve de devenir écrivain. En plus, t’avais promis à Emma d’être heureux. C’est vrai que t’avais plutôt l’alcool joyeux, mais c’était sans doute pas ça qu’elle voulait dire quand elle t’avait arraché cette promesse. ✎ 11. T’as persévéré pendant quelques années, tout en continuant de faire des petits boulots pour t’en sortir financièrement, et à l’âge de vingt-sept ans, tu as publié ton premier bouquin. C’était pas grand-chose, un court recueil de nouvelles, mais c’était déjà énorme si on prenait en compte le chemin parcouru pour en arriver là. Le recueil ne s’est pas très bien vendu, mais il a reçu quelques critiques positives qui t’ont encouragé à poursuivre. ✎ 12. Deux ans plus tard, ton deuxième livre voyait le jour. C’était un roman policier qui reprenait le personnage principal d’une de tes nouvelles. Cette fois, le succès fut au rendez-vous et ne s’arrêta pas là puisque, sur les conseils de ton éditeur, tu décida d’écrire la suite. Actuellement, tu es train de terminer le quatrième et dernier tome de la série. Du moins, c’est ce que tout le monde croit, mais la vérité, c’est que tu bloques depuis plusieurs mois sur le même chapitre. ✎ 13. Même après toutes ces années, t’as encore tes moments de déprime pendant lesquels tu t’enfermes chez toi avec une bouteille de whisky pour ressasser le passé et t’apitoyer sur ton propre sort. Ils ne sont pas nombreux ceux qui t’ont vu dans cet état, uniquement quelques amis proches, qui sont également les seuls susceptibles de venir te secouer un peu dans ces moments-là. ✎ 14. Tu vis seul avec ton chat, un matou tigré, un peu efflanqué et pas particulièrement beau que t’as ramassé dans la rue alors qu’il allait mourir de faim et de froid. T’es pas vraiment altruiste, mais il aurait fallu être cruel pour le laisser là, et finalement tu t’y es attaché. Il te tient compagnie quand la solitude de ton appartement vide commence à te peser un peu trop. Tu l’as appelé Poe en hommage à l’un de tes auteurs favoris. ✎ 15. Tu regrettes souvent de ne pas avoir eu d’enfants, mais après Emma, tu n’as jamais pu imaginer refaire ta vie avec une autre femme. ✎ 16. Savourer ton café matinal en regardant le soleil se lever, retrouver tes amis autour de quelques bières, lire un bon livre, assis dans un fauteuil confortable et ton chat sur les genoux... ce sont ces précieux instants du quotidien qui font ton bonheur. ✎ 17. On pourrait te qualifier de souriant, paisible, créatif mais aussi de défaitiste, lâche, égoïste.