Tu te réveilles la tête en vrac et la bouche pâteuse. Tu respires un instant, brièvement, tes poumons brûlent encore de la nicotine dont t'as abusé hier soir. En cette matinée que tu imagines ensoleillé, tu regrettes cette odieuse soirée qui ne t'apporte que des désagréments. Karaoké, quelle folle idée. Si ça t'avait semblé un bon moyen d'attirer de nouveaux talents dans tes filets élégants, t'as vite compris que ce n'est pas là-bas que tu trouverais de voix suffisamment désirables pour les lancer sur le devant de la scène, là où les lumières t'éclairent d'un aura admirable. Loin de ça, tu t'es vu mentir, pour sans doute la première fois de ta vie. Cette blondasse à l'air renfrogné t'as immédiatement fait renâcler, mais elle t'a offert verre sur verre que tu te voyais pas refuser. Sa voix, rauque et désagréablement aiguë à la fois, t'as fait frissonner dans le mauvais sens du terme. Elle t'a pas laissé le choix, elle t'a sauté dessus pour s'enquérir de ton avis, les yeux pétillants d'une gamine apeurée. T'as pas eu la foi de la détromper. C'aurait été un poignard dans un cœur trop frêle. “ Oui c'est... Oui. Tu chantes bien. “ Tu te vois dire, du ton hésitant de l'homme qui ment pas et se fait rôder en un éclat de voix. Le simple souvenir de cet instant démesurément faux te fait cogner la tête : tu te lèves, ouvres la fenêtre, ça tape derrière tes yeux de ce soleil trop lumineux. Tu bois ton café salvateur, tu soupires, claque la porte.

Te voilà dehors, flânant dans les rues dans l'espoir d'y trouver un instant de paix. Ça cogne toujours, dans ta tête, avec un peu plus de tambours, des basses qui font trembler tes genoux, y'a un concert de rock là-haut dont t'apprécies même pas la musique. L'attroupement que tu vois là-bas t'intrigue, c'est d'un pas trottinant que tu vas te mêler à la foule, disparaître dans ces contours flous d'âmes en peine, errant dans la vie comme des pantins éperdus. Tu comprends, alors. Cette voix prend la place des tambours dans ta tête, y remplit tout l'espace, t'apaise un instant, tu ne penses plus au mal. Elle a un visage enfantin, une douceur dans les yeux, une hardeur dans les mains. Elle tient sa guitare d'une poigne de fer, elle gratte sans erreurs, les gestes surs et précis d'une femme qui s'y connaît. Elle t'inspire, irrémédiablement, t'attire comme la lumière un papillon de nuit. L'après-midi est bien avancée quand elle termine son concerto, et que tu te décides à franchir la ligne invisible qui te sépare d'elle, de ce poupon qui t'intrigue, de cette poupée qui brille. T'as les yeux pleins de l'émotion qu'elle t'a transmise, et ta voix résonne dans le calme silence qu'elle laisse derrière elle.  “ Mais de rien, t'as une voix qui attire, merci à toi de nous la faire partager. “ tu lui dis, délicatement, lui tendant le briquet que t'as glissé de ta poche. T'allumes sa clope, moyen comme un autre d'engager une conversation que t'espères intéressante. Tu ne la suis pas, les poumons encore trop encombrés des cigarettes que t'as défoncées la veille au soir. “ Et ta gratte, ça fait longtemps que tu joues avec ? “ Même la tournure des phrases sent l'ado attardé : t'es certes un gamin dans l'âme, à t'extasier d'un rien, mais quand il s'agit de boulot, la hargne qui t'habite retrouve sans peine le bon chemin. Il ne t'a guère fallu que quelques minutes pour te faire une idée : cette poupée, tu veux la lancer, et elle brillera dans la lumière.

Elle te dit bien, cette petite. Le visage d'une gamine de dix-sept ans et la voix d'une femme mature, tu te perds dans ces tranches d'âge. Puis, avec un sourire en coin, tu te rappelles que t'es pareil : trente-et-un bien entamés qui commencent à se montrer, mais ton sourire t'en retire dix. On t'a souvent donné vingt ans, quand tu commences à parler. Ces paroles trahissent une certaine maturité. Elle a tout compris à la musique, mais surtout à la vie. Tu croirais t'entendre, dans le flot de paroles qui s'échappe de ses lèvres. Toi, ta musique, tu souffres de ne plus la partager, parce qu'elle n'est pas faite pour demeurer cachée. Désormais, tu te contentes de toucher ta gratte quand t'es seul dans ton appartement.  “ J'suis bien d'accord, la musique en solo, c'est bon pour les vieux jours. “ Tu prends trente ans, quand tu parles comme ça. T'es pire que benjamin button, tu changes d'âges au grès des vents. Parfois, des petits éclairs de lucidité te ramène à ta maturité, souvent quand tu penses aux jours passés. Ton désespoir s'amène, frappe à la porte, tu ne lui ouvres pas. T'as plus important : faut s'extasier du soleil qui se lève ou du vent qui te chatouille. Ou d'une jeune fille vagabonde te faisant goûter à la douceur mièvre de son chant. Elle ajoute le piano à la liste de ses talents. Cela ajoute à ton intérêt premier. Tu tressailles, néanmoins, quand elle te demande si toi t'en joues. Tu hésites à mentir, pour te protéger, tu hésites à fuir, pour la ramener au centre de la conversation. Puis tu prends le parti de la sincérité : c'est elle qui, toujours, t'as amené à gagner. “ Je joue de la guitare, aussi, mais largement moins bien que toi. “ La flatterie n'est pas un outil destiné à l'amadouer, elle est aussi sincère que ce regard brillant que tu dresses sur elle. T'as beau avoir fait une tournée, tu doutes toujours de tes capacités : un trop-plein d'humilité, c'est le pire de tes défauts. Alors, comme pour oublier cette question trop intime, t'attaques, t'embrailles. “ Tes parents ont bien fait de te surcharger de cours. Et t'as jamais pensé à te faire connaître, en dehors du charmant cadre de la rue ? “ Tu changes d'avis et sors une clope de ton paquet. Tant pis pour tes poumons, ils s'en remettront.

Elle te paraît vraiment douée, la poupée. Elle a cette chose dans le regard que tu vois dans les gens vraiment talentueux, cette flamme créatrice qui fait d'elle une véritable artiste. Tu le vois, toi, au delà de son visage juvénile et de son sourire enfantin. T'as toujours eu ce don pour repérer le talent, tu le vois au delà des gens, ça brille quelque part d'une aura invisible. Même quand elle parle, sa voix carillonne d'une teinte chaude qui surprend et éprend. T'es épris d'elle, déjà, de ce grain particulier qui te donne vraiment envie de travailler. Elle brillera, avec toi, tu le lui promets dans le regard discret que tu poses sur elle. T'espère juste qu'elle saura le voir. Elle fait preuve de modestie en s'asseyant contre le muret, elle n'a pas ce caractère de diva qui te fait fuir d'emblée. Plus tu parles avec elle, plus t'es convaincu de ton choix. Tu la veux, tu l'auras. En un sens, elle te fait penser à toi, quand tu jouais dans ton garage. T'avais quinze ans, toutes tes dents, et la passion qui t'animait déjà, qui flamboyait au fond de toi. Tu jouais pour toi, à l'époque, quand t'ignorais encore qu'elle était faite pour être partagée, que t'avais personne avec qui la concrétiser. La solitude était ton alliée, mais la musique ta plus fidèle compagne. Tu reviens dans le présent, t'abandonnes ton passé à sa tombe marbrée. “ Pas encore parfaite, non, mais tu pourrais l'être bientôt. Si je peux te donner un conseil perso, t'as la voix qui grimpe trop haut dans les aigus, tu rates une gamme. “ La rassurer, peindre une franchise sereine sur le fond de tes iris, étaler tes connaissances et disséminer en elle quelques conseils rafraîchissant. Tu penses qu'elle y sera sensible : tu la regardes, toujours, tu fixes tes yeux dans les siens, t'essayes de capter tout ce qui l'anime. Toi, t'as toujours voulu connaître les talents que tu lances, les connaître vraiment, au fond d'eux-même. Tu te fous de sa carte d'identité, de son prénom et de son âge, tout ce qui t'importe, c'est la flamme de cette passion qui la fait vivre. Elle parle de rock, ça te fait titiller. Elle est bien trop jeune pour avoir connu ton groupe, à toi, tes heures de gloire et ton bonheur sur le devant de la scène, au creux des lumières. Mais déjà, elle a la fibre du rock dans la peau, et tu brûles de la montrer. “ Le bon vieux rock des sixties a encore des années devant lui. “ tu dis, d'un ton doux, en t'asseyant avec elle sur le petit muret, dévastant ta clope avec une avidité non consommée. “ C'est sur que seule, c'est pas évident de se lancer dans le milieu. Il est dur, ce milieu, c'est une vraie arène, t'es entouré de lions cruels et l'argent te manque bien souvent. Tu crois que t'es prête ? “ T'as les yeux fixés sur elle, et t'attends sa réponse sous le bam bam de tes poumons.