Le bar.
Trois lettre de débauche pour définir son empire. Ici, pas de mur, pas de guerre, pas d'armes. Seulement des verres et des degrés que l'on boit pour oublier à quel point la vie peut parfois être indélicate et douloureuse. Et au dessus de tout ça, Edgar, toujours la même place, toujours le même tabouret. Prince du whisky et maître des gueules de bois. A peine s'il les sent après des années d'entraînement. A peine s'il ressent encore les effets de la déshydratation au petit matin. Ça lui coule dessus, comme la pluie sur du plastique. La souffrance le rend imperméable à la vie. Il vit dans une bulle, le mec, une bulle qui se sent plus capable de laisser passer les émotions, qui le berce et le conforte dans ses idées noires. Même ses yeux d'habitude clairs se donnent des airs de grisailles. Ses doigts usés jouent nerveusement avec son verre à moitié vide alors qu'au bar, une présence se dessine à sa gauche, sur le tabouret juste à côté. Ses sourcils se froncent alors que son regard s'y perd un instant, jusqu'à le voir, le deviner facilement. Ce profil, bien sûr qu'il le connaît, dans ses moindres détails, dans ses plus sombres secrets ou surtout dans sa superficialité magnifique. Son cœur accélère le mouvement mais sur le visage d'Edgar, rien ne se passe. Rien ne s'est jamais plus passé depuis que Galaad s'est barré en réalité. Il s'est laissé aller, comme avant, comme toujours, habitué à la facilité. Amouraché à sa rancœur, aussi. Est-ce qu'il ressent, le brun, à quel point Edgar peut lui en vouloir ? Est-ce que c'est écrit sur son visage ? Est-ce que son corps dégage une substance spéciale pour lui montrer qu'il n'est plus le même ? Ou alors est-ce écrit au dessus de sa tête, dans un panneau lumineux et clignotant ?
Il lui en veut, Edgar. C'est l'une des rares certitudes de sa vie. Celle qui lui colle à la peau, même la nuit, même lorsqu'il se réveille et qu'il pense à tout ça.

Il lui a jamais dit, aussi, à Galaad, combien il a pu ruminer, combien il a rêvé de lui foutre sur la gueule juste pour lui faire comprendre que ce genre de choses ne se font pas. Tu peux pas entrer dans la vie des gens puis te barrer comme ça, tu peux pas. Et ça, Edgar en sait quelque chose parce qu'il en a essuyé des pertes, douloureuses à tous les degrés. Le dos courbé, accoudé au bar, on pourrait croire qu'il porte le poids du monde sur ses épaules, le garde.
Son cœur se crispe encore.
Il termine son verre, plus facile pour noyer les effets secondaires de la tristesse.
Il finit par se redresser, par plonger ses grands yeux dans ceux de Galaad pour lui montrer qu'il est là. Y a aussi sa lourde main qui se pose sur l'épaule du plus jeune, qui la serre en lui offrant une mine désolée. Edgar pourrait lui parler, lui balancer ce qu'il a sur le cœur, crever l'abcès mais tous les mots sont bloqués au fond de sa gorge. Il a la sensation d'être une oie qu'on tente de gaver. Enfin, l'homme se redresse, quitte son tabouret, coupe le contact et enfile sa veste pour s'avancer d'un pas lent jusqu'à dehors et se fumer une clope pour ensuite partir, certainement.
Ouais, ce doit être la meilleure chose à faire.
Fuir, c'est ce que tout le monde fait.
Pourquoi pas lui ? Juste pour une fois.